Les Demoulin

Deux générations d'Ebénistes



Jean DEMOULIN
13 août 1715 - 2 juillet 1798

Reçu Maître en 1749
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Jean-Baptiste DEMOULIN
1750 - 17 octobre 1837

Reçu Maître le 8 mars 1783
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Bertrand DEMOULIN
1755 - 1853



L
a famille Demoulin est originaire de Côte d'Or. C'est à Selongey, le 13 août 1715 que Jean Demoulin, fils de Nicolas Demoulin, vigneron, et d'Etiennette Simon, voit le jour. On ignore tout de son enfance et de sa jeunesse, il dut probablement commencer son apprentissage chez un menuisier du pays. En 1745, on le trouve installé comme ébéniste à Paris, rue du Faubourg Saint-Antoine, sous l'orthographe
"Desmoulins" (On trouve dans les actes d'archives diverses orthographes : "Démoulin" avec un accent aigu ou encore "Desmoulin", "Desmoulins" ou Dumoulin" ; la seule à retenir est celle de "Demoulin", sans accent aigu.) En 1749, il épouse Marie-Elisabeth Vinot, originaire d'Auxonne. C'est alors l'apogée du style Louis XV et Jean Demoulin travaille dans le goût de l'époque.


Commode en laque de Coromandel


Citons la superbe commode en laque de Coromandel, ornée de bronzes dorés, provenant de Chanteloup. Elle fut certainement commandée par le Duc de Choiseul qui acquit ce domaine en 1761, où il se retira en 1770. Elle fut transportée à la Révolution à la Préfecture d'Indre-et-Loire et, depuis 1911, fait partie des Collections du Musée de Tours. Un arrêté du 13 juin 1920 l'a classée Monument Historique.



Du séjour de Demoulin à Paris, nous avons trouvé la mention de la fabrication d'autres meubles : une commode qui fut au Château d'Ognon, près de Senlis, avec "des marqueteries en bois de violette et des cuivres dans le goût de la Régence".
Le catalogue de la vente Lucie Verneuil, qui se déroula à l'Hôtel Drouot à Paris du 4 au 8 mars 1884, décrit sous le numéro 161 un meuble signé "Demoulin" : "une commode Louis XV de forme cintré en ancienne laque de Chine, représentant des paysages accidentés, animés de figures à rehauts d'or et en demi-reliefs, encadrement à rinceaux feuillagés et enroulements, chutes à coquilles et volutes, sabots à rocailles en bronze doré".
Jean Demoulin s'attachait essentiellement à orner ses meubles de laques somptueuses, largement traitées, aux couleurs chatoyantes et diverses et soignait beaucoup la décoration en bronze de ses ouvrages.



Appelé à Dijon par le Prince de Condé


En 1780, à l'incitation du Prince de Condé, Gouverneur de Bourgogne, il vient s'installer à Dijon avec sa famille (deux garçons et une fille) où il sollicite de nouvelles lettres de maîtrise qu'il obtient le 29 janvier de la même année.
Il verse la somme de 15 livres pour droit d'habitandage et d'ouverture de boutique de la profession de maître menuisier et s'installe ave son fils aîné, Jean-Baptiste, né à Paris en 1750.
Jean-Baptiste épouse Catherine Ollivier en 1784 dont il aura une fille Jeanne, le 11 novembre 1785. A la mort de sa femme en 1789, il épouse en secondes noces Cécile Moyne dont il aura une autre fille, Françoise-Cécile, le 21 novembre 1791.
Pour se distinguer de son frère Bertrand, né en 1755, il prendra l'habitude de signer les actes Dumoulin-Moyne, paroisse Saint-Nicolas, rue Derrière-Saint-Nicolas (l'actuel n° 37 rue Vannerie).

Le texte qui figure sur l'étiquette qu'ils apposent sur leurs meubles permet de souligner l'étendue de leur activité :

"Demoulin et fils, Ebénistes derrière saint Nicolas, près l'hôtel de M. de Montigny, rue Vannerie à Dijon, tiennent Magasin de toutes sortes de Meubles, riches, médiocres et communs, en massif, ornés de filets, et en placage de bois des Indes et autres ; comme secrétaires en bonheurs-de-jour, secrétaires en pente, commodes à l'antique, dites à la Grecque, commodes rondes à l'Anglaise, et à secrétaires de toutes grandeurs et pour placer entre deux fenêtres, à dessus de marbres et autres ; secrétaires en commodes, chiffonniers simples et en bonheurs-de-jour, toilettes et demi-toilettes, et chiffonniers simples et en toilettes garnies de leurs glaces, poterie et chrystaux, tables à écrire, en consoles et à gradin, tables rondes et ovales à l'Anglaise et en cabriolet ; secrétaires à cylindres, tables de nuit à cylindres, et autres ; écrans à l'Anglaise et à Ressorts, bibliothèques, tablettes à livres, pupitres, encoignures ordinaires et pendantes, bureaux noirs, tables à jeu tournantes et de tric-trac, nécessaires, et autres meubles de toutes espèces, assortis de leurs ferrements et garnitures en or moulu et bronze ordinaire.
Ils travaillent sur tels emplacements, forme et proportion qu'on désire.
Les personnes qui voudront se procurer de leurs ouvrages, auront d'eux des meubles de la plus grande solidité, et toujours du dernier goût.
Ils exécutent toutes sortes d'ornements en marqueterie comme mosaïques, chiffres en fleurettes, médaillons à trophées, paysages et autres attributs de la plus grande délicatesse. Ils garnissent les toilettes et les nécessaires.
Le nombre des ouvriers qu'il tiennent les met à même de satisfaire promptement à ce qu'on leur demande ; ils se contentent d'un bénéfice modique pour accroître leur débit et ils envoient leurs meubles dans les différentes villes utiles de la Province et ailleurs, où ils les font parvenir en bon état. Ceux qui leur adresseront leurs ordres, recevront une réponse prompte, avec une explication complète des goûts, formes et proportions, et du juste prix des ouvrages qui leur seront demandés. Ils rétablissent également les meubles endommagés, et font des échanges."






Une entreprise florissante spécialisée dans la marqueterie



J
ean Demoulin se trouve ainsi à la tête d'une importante entreprise qui non seulement exécute des meubles forts divers qu'on décore à la demande, mais qui dispose d'un service de vente à domicile fort moderne.
Notons l'importance donnée au travail de marqueterie, qui est en fait la spécialité des Demoulin.
Leur étiquette présente un intérêt capital dans l'histoire du meuble, puisqu'elle nous livre le mobilier Louis XVI dans toute sa variété. A ce propos, il est à remarquer que Jean Demoulin ne semble avoir eu aucune difficulté de passer du style Louis XV au style Louis XVI, il suit toujours le goût du jour. Ce n'est qu'en 1783 que Jean Demoulin et son fils Jean-Baptiste s'installent rue Condé, la grande artère dijonnaise (rue de la Liberté actuelle).
C'est Jean-Baptiste et son frère Bertrand qui adressent une requête à la Chambre de Ville, en vue de remettre en état la maison et la boutique qu'ils viennent d'occuper, notamment "faire laver en couleur badigeon la façade de la maison qu'ils occupent rue Condé et décorer le dessus du magasin au-devant", autorisation qui leur est accordée le 4 octobre 1783.
Jean-Baptiste obtient ses lettres de maîtrise le 8 mars 1783 et paye 3 livres pour droit d'ouverture de la boutique de la profession de maître menuisier-ébéniste et devient l'associé de son père.
Jean Demoulin continue de produire, nous relevons une console-bureau "en marqueterie ornée de bronzes, de style Louis XVI, portant l'estampille de Jean Demoulin, ébéniste du Prince de Condé à Dijon", provenant de la Collection de M. le Comte de la Ferrière qui passa en vente à Paris, à l'hôtel Drouot, le 4 décembre 1912.
Bertrand Demoulin, lui aussi ébéniste (il reçut avec son frère Jean-Baptiste le brevet d'ébéniste du Prince de Condé le 22 septembre 1781) travailla en 1783 dans l'atelier paternel ; le 22 mai 1784 il abandonne ce dernier, en obtenant sa maîtrise de marchand-fripier, et verse 15 livres pour droit d'habitandage et d'ouverture de boutique ; il ouvre un commerce de tentures, vieux habits et également vieux meubles.



L'association des deux frères



En 1788, à l'âge de 73 ans, Jean Demoulin décide de se retirer et demande à Bertrand de s'associer avec son frère afin de poursuivre l'affaire familiale. Les frères Demoulin vont alors établir une nouvelle étiquette qui s'inspire de celle de leur père (12 cm x 8 cm papier blanc avec encadrement) destinée elle aussi, à être collée à l'intérieur de leurs meubles, et sur laquelle ils précisent :
"Les Frères Demoulin, marchands ébénistes brevetés par chef-d'oeuvre de S.A.S. le Prince de Condé, rue Condé à Dijon, Tiennent le magasin le mieux assorti de la Province en Meubles d'ébénisterie, riches, médiocres et communs, en noyer du pays et étranger, en bois des Isles et en acajou ondé et moucheté, comme secrétaires en bonheurs-de-jour, commodes, toilettes et tous autres généralement, dans le goût le plus nouveau, d'une extrême solidité et garnis de bons ferrements, marbres et bronzes de toutes espèces. Ils travaillent sur quelques formes et proportions qu'on désire, font des envois dans les différentes villes et châteaux, où ils font parvenir leurs meubles en bon état ; exécutent toutes sortes d'ornement en mignature marqueterie nouveau genre, et font des échanges. Ils tiennent aussi des Glaces pour Miroirs et Cheminées avec un assortiment en Bordures dorées et non dorées, pour les tableaux et pour les appartements le tout à très juste prix (ajouté à la main ce qui suit) et garnissent les toilettes et les nécessaires."

Le journal les Affiches de Dijon de 1787 publie dans ses annonces une réclame qui reprend le même texte mais qui ajoute que les frères Demoulin "tiennent la fabrique la plus considérale et le magasin le mieux assorti de la Province ; ils vendent à un prix d'autant plus juste, qu'ils fabriquent tout par eux-mêmes, se bornent à un modique bénéfice et font des échanges". On trouvera également chez eux "des Feux, Bras de Cheminée, Flambeaux, etc., dorés en or moulu, en argent hâché et en commun", ainsi "qu'un assortiment complet de marbres de Flandres et d'Italie sur toutes proportions".


Un commerce diversifié mais une production de qualité


Leur commerce se diversifie encore plus et nécessite le concours de bronziers et de vernisseurs qualifiés. Le brevet de marchand-fripier de Bertrand Demoulin leur permet de faire en quelque sorte de la "brocante".
Leur production atteste la qualité du travail et l'ingéniosité de ces artistes, qui continuent la tradition de leur père, notamment dans l'assemblage des pièces ; ainsi un secrétaire orné de cuivres et glaces présentant des "secrets, des combinaisons de tiroirs très ingénieuses, avec de merveilleux ajustages en queue d'aronde".
Les deux frères excellaient en outre dans l'art du dessin, et ce sont eux qui dessinaient en les teintant d'aquarelles, les esquisses destinées à composer les marqueteries de leurs meubles. Nous avons trouvé mention d'un secrétaire dont les panneaux de marqueterie, à décor de vases, fleurs et attributs, présentent des bordures originales en incrustations de bois jaune, dessinant des losanges séparés par des perles.
Il est amusant de trouver, dans les Affiches de Dijon, une réclame signalant du vin à vendre chez le sieur Demoulin-Blandin, rue Condé : une feuillette et quarante bouteilles de Bâtard-Montrachet blanc de 1782, au prix de 350 livres la feuillette et 3 livres la bouteille (en Bourgogne, la feuillette est un tonneau de 114 litres) : "On trouve aussi chez lui, de très bon vin blanc Bâtard-Montrachet de son cru, de 1784 et 1785, première qualité à 1 livre 10 sous, et 1 livre 4 sous la bouteille ; du vin blanc de Meursault à 16 sous, du vin rouge en feuillettes et en bouteilles à différents prix".
Bertrand Demoulin possédait donc des vignes, et dans de grands crus.



Les commandes sous la Révolution



Puis éclata la Révolution, qui au lieu de ruiner les Demoulin, en les privant des commandes de leur riche clientèle ne les toucha nullement. Ils surent très vite s'adapter à la situation, leur réputation artistique et leur civisme toucha l'Administration qui leur passa commande, le 25 janvier 1792, pour la somme de 216 livres, de seize boîtes d'ébénisterie pour le service du jury criminel.
Cette importante commande peut être rapprochée du coffret-écritoire exécuté quelques années auparavant par Jean-Baptiste Demoulin, se trouvant actuellement au Musée des Beaux-Arts de Dijon.






Ce coffret en bois de placage contient une écritoire comprenant un encrier et trois boîtes en argent, ainsi que deux tiroirs dans le couvercle. (L'écritoire de Demoulin a fait l'objet d'une étude de M. P. Quarré, Conservateur Honoraire du Musée des Beaux-Arts de Dijon, dans la Revue du Louvre, 1976, p. 450). Cet objet est marqueté de filets de différentes couleurs formant encadrement pour les armoiries du propriétaire sur le couvercle et le nom de l'ébéniste au revers du fond, inscrits sur un phylactère. Les armoiries "de gueule à une bande d'argent chargée d'un ours de sable" sur fond d'hermine, timbrées d'une couronne de marquis ainsi que la devise "Victrix per ardua virtus" sont celles de Jean Pérard, Président à mortier au Parlement de Bourgogne depuis 1780.
La situation des frères Demoulin semble donc fort aisée. C'est ainsi que, le 19 messidor an IV (7 juillet 1796), "les citoyens Jean-Baptiste et Bertrand Demoulin acquièrent comme bien national, provenant de l'émigré Charles-Balthazar-Julien Févret de Saint-Mesmin, Baron de Couchey, le Château de Couchey (6 km au sud de Dijon) et ses dépendances et appartements, jardins ainsi que des terres (prés et vignes) pour la somme de 29 249 francs".
Quelques années plus tard, le 14 messidor an VI (2 juillet 1798), Jean Demoulin meurt dans son hôtel rue Cazotte à l'âge de 83 ans.


Une existence de bourgeois rentés


A la mort de leur père, Jean-Baptiste et Bertrand, quittent leur commerce rue Condé, mais ils ne se retirent pas complètement de leurs affaires, puisqu'ils continuent de travailler un peu, installés tous les deux dans l'hôtel de la rue Cazotte.
Jean-Baptiste, peu de temps après, s'installe au 14 rue du Petit-Potet où on le trouve sur les listes d'impositions jusqu'en 1812, alors que Bertrand restera jusqu'à la fin de sa vie dans l'hôtel du 12 rue Cazotte.
Ils menèrent une existence de bourgeois rentés, fréquentant le milieu artistique dijonnais (ils comptaient parmi leurs amis, Louis Frémiet, et son gendre François Rude, tous deux sculpteurs dijonnais).
Jean-Baptiste Demoulin déménagea encore pour s'installer au n° 1 place du Palais de Justice, c'est là que sa femme mourut en 1822, et où il s'éteint le 17 octobre 1837, à l'âge de 87 ans.
Bertrand fit preuve jusqu'à ses derniers moments d'une activité et d'une adresse extraordinaire, puisqu'en 1844, âgé de 88 ans, il exécuta à l'occasion du mariage de son neveu, un petit coffret dont le couvercle était orné d'une composition florale (bouquet de roses et de pensées) en marqueterie finement plaquée.
Il s'éteignit dans son hôtel rue Cazotte, le 7 avril 1853, à l'âge de 98 ans.


Bibliographie

"Le Mobilier Français du XVIIIe Siècle"
  Pierre Kjellberg
  Les Éditions de l'Amateur - 2002

"Les Ebénistes du XVIIIe siècle"
  Comte François de Salverte
  F. de Nobele, Paris - 1962


"L'Art et la Manière des Maîtres Ébénistes Français au XVIIIe siècle"
  Jean Nicolay
  Éditions Pygmalion, Paris - 1986

 

"Demoulin et Courte, Ebénistes Dijonnais"
  Catherine Gras
  L'Estampille, juin 1980


"Jean Demoulin, un ébéniste au parcours énigmatique"
  Isabelle Malmenaide et Jean-Yves Mornand
  France Antiquités n° 95
  Décembre 1997 - Janvier 1998

"Mémoire de Maîtrise d'Histoire sur Jean Demoulin"
  Marjorie Lemaire
  Bibliothèque Municipale de Dijon

"Mémoire d'Expert CNES sur Jean Demoulin"
  Béatrice Murat-Todesco


Les Demoulin ont fait l'objet d'une bonne étude de l'érudit dijonnais Eugène Fyot : "Une famille d'ébénistes : les Demoulin", in Revue de Bourgogne, 1914, pp. 198 à 211, étude que nous avons utilisée en la complétant par des renseignements inédits tirés des archives de la presse dijonnaise.