Jean-François LELEU
1729 - 3 septembre 1807

Reçu Maître le 19 septembre 1764



Français de souche, Jean-François Leleu compte parmi les maîtres les plus talentueux de l'époque. Spécifiquement français apparaît également son œuvre, destiné non pas à la Cour mais à une clientèle de riches amateurs. On connaît peu de choses de sa vie. Il effectue son apprentissage, comme tant d'autres, dans le faubourg Saint-Antoine. A une date que l'on ignore, il entre comme compagnon chez le grand ébéniste Jean-François Oeben, établi à l'Arsenal. Il y rencontre un collègue, compagnon comme lui, Jean-Henri Riesener. Excellente fréquentation sur le plan professionnel, beaucoup moins bonne au niveau des rapports humains. C'est qu'en effet, à la mort du maître en 1763, Leleu comme Riesener convoitent la succession. Riesener l'emporte sur tous les tableaux : il prend la direction de l'atelier, achève le célèbre bureau de Louis XV, conçu et commencé par Oeben, devient fournisseur du Garde-Meuble de la Couronne et, pour finir, épouse Françoise Marguerite Vandercruse, la veuve d'Oeben.

Leleu s'établit d'abord chaussée de la Contrescarpe, à quelques pas de la Bastille et de l'Arsenal, puis, au bout de quelques mois, se transporte dans des locaux plus vastes, rue Royale, près de la place du même nom (aujourd'hui rue de Birague et place des Vosges). Très vite sa réputation s'accroît. Il obtient des commandes de la comtesse du Barry et surtout du prince de Condé, qui devient, et de loin, son principal client. Il lui fournit de nombreux meubles pour ses différentes résidences : le Palais-Bourbon, les châteaux de Chantilly et Saint-Maur.
En 1780, Leleu, dont la fille unique a épousé un ébéniste, Charles Antoine Stadler, prend son gendre pour associé. Cinq ans plus tard, ils sont mentionnés ensemble dans les archives du Garde-Meuble pour une modeste commande de table de jeu. C'est la seule fois que Leleu semble avoir travaillé pour la Couronne. Il achève sa carrière sans les déboires que rencontrent nombre de ses confrères au moment de la Révolution. On ne connaît pas la date exacte à laquelle il laisse son entreprise à Stadler, en 1792 croit-on, mais un acte notarié du 27 janvier 1789 le désigne déjà comme un grand ébéniste.

L'héritage d'Oeben

A la mort de Jean-François Oeben, Leleu, à 34 ans, est en pleine possession de son métier. Les longues années passées sous l'emprise de son maître l'ont profondément marqué. L'influence de ce dernier se concrétise, à ses débuts, dans la fabrication de quelques meubles Transition, mais surtout d'ouvrages somptueux et monumentaux, comme ceux qu'il livre au prince de Condé. Riesener est dans le même cas mais, en reprenant l'atelier et la clientèle d'Oeben, en continuant de travailler pour la Cour, il conservera davantage le style opulent de son prédécesseur, style auquel leur origine germanique commune n'est sans doute pas étrangère.
Leleu, quant à lui, réagit rapidement. Son tempérament et, sans doute, ses clients l'incitent à une plus grande sobriété. Ainsi va naître toute une série de meubles très typés qui, sans oublier totalement l'héritage d'Oeben, constituent véritablement son œuvre personnel. Les uns sont habillés de placage uni, les autres de marqueterie, d'autres enfin, peut-être un peu plus tardifs, uniquement plaqués d'acajou. Tous se signalent par une qualité d'exécution impeccable et par des matériaux particulièrement sélectionnés, ses bois de rose sont aussi réputés que ceux de BVRB.
Leleu ne s'est pas spécialisé dans tel ou tel type de meubles, mais les commodes, les secrétaires, les buffets, les meubles d'appui, les grands bureaux plats l'emportent sur les meubles légers. Ils sont nombreux dans les musées comme dans les collections privées.
Des commandes pour des ameublements complets, des salons d'apparat aux chambres de service, ont été passées à Leleu comme à la plupart des plus éminents ébénistes. On sait, par exemple, qu'il meuble la quasi-totalité du château du Marais, près de Dourdan, et de celui d'Hénonville, dans l'Oise. Son estampille apparaît donc aussi sur des meubles très simples, mais toujours soigneusement fabriqués, en acajou ou en noyer.
Les meubles Louis XV ou Transition de Jean-François Leleu sont peu nombreux. Citons des bonheurs-du-jour en placage de bois de rose, l'un d'eux surmonté d'un cartonnier (vente à Versailles en 1987), un autre marqueté de fleurons dans des losanges, en amarante (naguère dans la collection Florence J. Gould), et surtout une exceptionnelle commode Transition qui a fait sensation en atteignant l'enchère de vingt millions de francs (env. trois millions d'euros) le 20 décembre 2000 à l'hôtel Drouot. A double ressaut, marquetée de quatre-feuilles et de rosaces dans un riche décor de bronze doré, ce meuble, sans doute commandé par le marquis de Brunoy, fut racheté, en même temps que son château et le mobilier, par le comte de Provence, futur Louis XVIII.

Les composantes du style Leleu

En revanche, les modèles néo-classiques sont légion. Ils appartiennent au premier style Louis XVI que l'on appelle "à la grecque" et qui se caractérise par des formes robustes, fortement architecturées. Un style qui correspond parfaitement  aux inclinations de Leleu pour des ouvrages plutôt sévères, très masculins, sans fantaisie inutile, offrant toujours une impression d'équilibre et de solidité. Très souvent, des pilastres rythmés de puissantes et larges cannelures incrustées de cuivre, ou simplement simulées en marqueterie , viennent encore renforcer l'aspect architectural de ces meubles.
Les pieds ronds ou carrés, souvent robustes, parfois très massifs, sont ornés des mêmes fortes cannelures que les pilastres d'angle. Un simple socle les remplace fréquemment.
Les décors, malgré leur diversité, présentent eux aussi des caractères communs. De même que les formes, placages et marqueteries évoluent vers un équilibre, une mesure, une simplicité qui laissent toute son importance à l'architecture du meuble. Leleu utilise des marqueteries de motifs réguliers, quadrillages de différents types presque toujours agrémentés de rosaces ou de quatre-feuilles, qui se déploient sur toute la surface des panneaux, bien circonscrits dans un cadre de bois plus sombre ou de bronze. Même lorsqu'un motif plus ouvragé s'y ajoute (telle la corbeille de fleurs qui orne la petite commode du Prince de Condé au musée du Louvre), il s'inscrit en réserve dans un médaillon qui empiète le moins possible sur le fond marqueté.


Encoignure Transition (d'une paire)
marquetée d'un vase de fleurs
encadré de filets à grecques
Paris 1988



Ces grands panneaux de placage ou de marqueterie qui couvrent presque en totalité la face et parfois les côtés du meuble constituent une des particularités marquantes de l’œuvre de Leleu. Ils sont carrés, rectangulaires, en losanges. Aux angles de ces panneaux, l'encadrement dessine parfois des décrochements qui tempèrent la rigidité de la composition. En revanche, aucun ressaut ne vient compartimenter la face des meubles comme chez Riesener.
La frise de marqueterie qui se déploie sur le tiroir supérieur des commodes, des secrétaires et des meubles d'appui, sur la ceinture des bureaux et des tables est le plus souvent constituée d'un entrelacs orné de quatre-feuilles. Les motifs sont délimités, comme chez Oeben, par des filets plus clairs et foncés.
Les placages unis, pour la plupart de bois de rose, ne sont pas rares. Toujours circonscrits à l'intérieur de stricts encadrements, ils sont disposés en très grandes feuilles avec un sens inné de l'effet décoratif. Le satiné et surtout l'acajou clair couvrent, quant à eux, la totalité de la surface des meubles. Sans cadre et sans décor, ils affichent une sobriété extrême qui évite pourtant toute sécheresse.
Beaucoup plus exceptionnels sont les meubles ornés de plaques de porcelaine de Sèvres. Une table de ce type a été livrée par Leleu à la comtesse du Barry. Le Metropolitan Museum de New York possède un bureau plat ainsi paré. Les meubles ornés de laque sont encore plus rares.
Les bronzes, habituellement peu abondants, sont davantage au service de la structure du meuble que de son décor : ciselure plus vigoureuse que déliée, très peu de feuillages, surtout des motifs stylisés en harmonie avec le style plutôt austère de l'ébéniste. Les entrées de serrures sont réduites à leur plus simple expression, quand elles ne sont pas complètement dissimulées. Parfois, une seule clef permet de bloquer tous les tiroirs. Les anneaux de tirage sont rejetés dans les angles des panneaux pour dégager le plus possible les placages ou les marqueteries. Ces anneaux s'accrochent parfois sur une marqueterie ou pendent d'un petit cube lui-même orné d'une rosace en relief.
Les baguettes d'encadrement en bronze jouent un rôle important : elles contribuent, avec les cannelures, à renforcer la monumentalité des meubles.
Autres éléments caractéristiques en bronze : des frises de rinceaux, d'entrelacs et surtout de cercles avec quatre-feuilles ou marguerites, des chutes d'angle faites de longues feuilles proches de la feuille d'acanthe, enfin des sabots formés d'un renflement que surmonte une couronne de feuilles d'eau, d'un type très reconnaissable.

Meubles ornés de grands panneaux de placage ou de marqueterie

Dans cette catégorie très représentative de la manière de Leleu figurent, véritables archétypes, les deux grands buffets bas à deux portes, formant paire (L. 188 cm), du musée Nissim-de-Camondo. Chaque porte est ornée d'un grand panneau de bois de rose plaqué en ailes de papillon. Ces buffets reposent sur des socles, mais l'effet de lourdeur dû à l'absence de pieds est compensé par la géométrie rigoureuse et parfaitement équilibrée du décor.

Le très petit secrétaire du musée des Arts décoratifs (115 x 100 x 23 cm) est orné de deux grands panneaux rectangulaires marquetés de motifs réguliers entrelacés. On retrouve comme sur les meubles précédents, les deux puissants pilastres à cannelures de cuivre. Le piétement très bas s'apparente à un socle.


 
Musée des Arts décoratifs, Paris

Commodes à face cintrée

Ce type de commode, pratiquement exclusif à Leleu mais souvent copié au XIXè siècle, ouvre à trois tiroirs dont un en ceinture. La face, légèrement convexe, est flanquée de montants arrondis à cannelures. L'exemplaire le plus remarquable appartient au château de Versailles. De grandes dimensions (L. 164 cm), cette commode, plaquée de satiné, est ornée d'une frise de feuillages en bronze très délicatement ciselé. Les côtés sont eux-mêmes cintrés. Elle repose sur des pieds fuselés.


Château de Versailles

Une version plus simple et plus petite (L. 137 cm), en acajou mouluré, se trouve au musée des Arts décoratifs. Une autre, encore plus petite (L. 105 cm) et plus simple, plaquée de bois de rose et reposant sur des pieds gaines, est passée en vente le 4 décembre 1956 à la galerie Charpentier. Enfin, une commode également plaquée de bois de rose encadré de satiné, le tiroir supérieur marqueté d'une frise de postes, cannelures d'angle simulées, pieds gaines (L. 110 cm), a été vendue, accompagnée de ses deux encoignures, en 1988 à Paris.

Meubles sur socle en acajou

Il s'agit d'ouvrages d'une totale sobriété, dépourvus de tout ornement en bronze. Mentionnons, à titre d'exemple, un très petit secrétaire (109 x 110 x 45 cm) vendu à l'hôtel Drouot le 21 décembre 1937 (n° 292), un chiffonnier à dix tiroirs de hauteurs inégales, passé en vente en 1986, enfin une paire de meubles d'entre-deux (vente à Monte Carlo, 1981).
On peut également rattacher à ce groupe quelques grands régulateurs en acajou, de forme droite, reposant sur un socle carré.
Pour compléter l'énumération de l'abondante production de l'ébéniste, il faut encore citer de grands bureaux plats en placage d'amarante ou de bois de rose, ornés de bronze (celui en bois de rose de la collection F.  de Paniaga, dispersée en 1983, était déjà passé en vente à l'hôtel Drouot le 20 mai 1942 et a été de nouveau vendu à Paris en 1988) , et quantité de commodes, de secrétaires, d'armoires, de bibliothèques, de bureaux à cylindre, de bonheurs-du-jour, de tables diverses, de consoles dessertes, etc. Il est rare que l'on ne trouve pas, sur nombre de ces meubles, quelques-uns des détails de conception qui caractérisent la manière de Jean-François Leleu et témoignent de son grand talent.



Collection de F. de Paniaga
Paris, 1988


Jean-François LELEU
1729 - 1807

Master in 1764

Jean-François Leleu was born in Paris and was first apprenticed in the workshop of Jean-François Oeben at the Arsenal. When the latter died in 1763, Leleu, aged thirty-four, seems to have wished to take over the workshop, but was supplanted by his younger colleague Riesener, who eventually married Oeben's widow. Leleu thereafter held a long-standing grudge against Riesener. Leaving Oeben's workshop, Leleu settled in the chaussée de la Contrescarpe opposite the Bastille, and became a master ébéniste on 19 September 1764.

He soon thrived and moved to a larger workshop in the rue Royale-Saint-Antoine (now rue de Birague) near the Place des Vosges. During this period he made several porcelain-mounted pieces, including two cylinder top desks (one in the Huntington Library which can be dated to 1767, the other formerly in the Lady Hillingdon Collection). Shortly afterwards he became official ébéniste to the Prince de Condé, to whom he supplied furniture between 1772 and 1777 for a total sum exceeding 60,000 livres. Some of these pieces are today in the Wallace Collection, others in the Petit Trianon and the Louvre. During the same period Leleu supplied furnishings for the Château du Marais and collaborated in the furnishing, in very advanced taste, of the Château de Méréville for the Court banker, the Marquis de Laborde. He also made some furniture for the Duc d'Uzès who had his hôtel in Paris altered by Ledoux c. 1769.

Leleu was elected adjudicator of his guild for two years in 1774, syndic in 1776, and continued to hold office in the guild until the Revolution. Many pieces of furniture stamped by him were in fact made by the ébéniste Charles-Antoine Stadler, who also lived in the house in the rue Royale, and had married his step-daughter Anne-Louise Retrou in 1767. This is confirmed by the mention in the inventory on the latter's death in 1776 of "a book in which Stadler inscribes the pieces he makes for Sr. Leleu his father-in-law, the total [...] amounting to 834 livres".
Leleu's style is one of strict Neo-classicism applied to imposing designs where architectural elements are often emphasized by fluted pilasters at the corners and robust feet. The commodes are strictly rectangular in form with a flat front (or occasionally slightly bombé) but without the central breakfront section so often a feature on furniture of that period. In the case of the commodes, the two lower drawers are separated from the frieze drawer and surrounded by a heavy gilt-bronze frame. Certain details of his decorative mounts are characteristic of Leleu: the interlaced ivy frieze appears on a commode in the Louvre and on the commode formerly in the Wildenstein Collection. Friezes of Vitruvian scrolls are found on the Palais-Bourbon commode and on the secrétaire in the Wallace Collection. These two pieces are mounted with feet forming robust lions' paws similar to those found on the bureau plat made for Lalive de Jully at Chantilly (which, though not by Leleu, must have been restored by him when being resold to the Duc de Chaulnes in 1770).

Leleu's speciality was marquetry, not only marquetry pictures (baskets of flowers and trophies) but marquetry of arabesques on a striped sycamore ground, or geometric marquetry. Its excellence and minute detail are equalled only by Riesener. Certain geometric patterns in marquetry are also characteristic of this master, such as the octagonal motifs enclosing rosettes which are found on a secrétaire and commode in a private collection, on a piece in the Musée Nissim de Camondo and on another formerly in the Rosebery Collection. Moreover, Leleu was cited as "ébéniste-marqueteur" in the Almanach général des marchands du royaume of 1779 and again in subsequent years.



Bibliographie

"Le Mobilier Français du XVIIIè siècle"
  Pierre Kjellberg
  Les Éditions de l'Amateur - 2002



"French Furniture Makers from Louis XIV to the Revolution"
  Alexandre Pradère
  Sté Nlle des Éditions du Chêne - 1989